Interview : L’IA au service du soin avec Morgane Soulier, experte de la transition numérique

intreview morgane soulierDans un monde où la technologie transforme chaque aspect de notre quotidien, l’intelligence artificielle s’impose aujourd’hui comme un levier clé de la transition numérique pour réinventer les systèmes de santé. Comment l’IA peut-elle améliorer la qualité des soins, optimiser les parcours patients et soulager les professionnels de santé ? Pour explorer ces questions, nous avons rencontré Morgane Soulier, entrepreneure, consultante, conférencière et autrice engagée dans les transitions numériques et sociétales. Spécialiste reconnue de l’innovation dans le secteur public et médico-social, elle partage avec nous sa vision d’un futur où la technologie et l’humain cohabitent au service du bien commun.

 

Vous intervenez dans de nombreux secteurs sur les mutations numériques. Qu’est-ce qui vous a interpellée dans le monde médico-social ?

Ce qui m’a immédiatement interpellée dans le secteur médico-social, c’est la tension presque palpable entre un profond besoin d’humanité… et une pression croissante à faire toujours plus avec moins. Dans un monde qui vieillit, où les besoins d’accompagnement augmentent mais où les vocations s’amenuisent, le médico-social fait face à un paradoxe : il est à la fois au cœur de l’humain — de la relation, du soin, du lien — et sous contrainte permanente. L’IA, loin d’être une solution miracle, vient ici comme un miroir. Elle nous interroge : à quoi tenons-nous vraiment dans ces métiers ? Quelle est notre valeur humaine ajoutée, celle qu’aucun algorithme ne pourra jamais reproduire ? Ce qui me touche, c’est que l’IA peut, si elle est bien utilisée, devenir un levier d’humanité augmentée : moins de tâches répétitives, moins de charge mentale pour les équipes, plus de temps pour le lien avec les résidents. Mieux comprendre les signaux faibles, anticiper les besoins, fluidifier les échanges… tout cela peut, paradoxalement, redonner du sens. Le médico-social est un secteur de vocation. C’est aussi un secteur en mutation profonde, qui a tout à gagner à se saisir de l’IA non pas comme une technologie de plus, mais comme un enjeu de société.

Lors de vos conférences pour l’ACPPA, vous avez évoqué une “intelligence augmentée”. Que vouliez-vous dire par là ?

Quand je parle d’intelligence augmentée, je fais un choix de mots volontaire : je préfère ce terme à celui d’intelligence artificielle, car il replace l’humain au centre. L’intelligence augmentée, c’est l’idée que l’IA ne vient pas remplacer l’humain, mais l’amplifier. Elle peut nous aider à mieux décider, à mieux comprendre, à mieux anticiper… mais c’est toujours à nous de choisir, de donner du
sens, d’incarner la relation. Dans le médico-social, cela prend tout son sens : un soignant n’est pas juste un exécutant. C’est un professionnel de la relation, de l’attention, de la nuance. L’IA peut l’aider à détecter des signaux faibles chez un résident, à organiser ses plannings avec plus de souplesse, ou à documenter les soins plus rapidement. Mais elle ne remplacera jamais le regard bienveillant, la main posée, le mot rassurant.

L’intelligence augmentée, c’est cette alliance entre la puissance des outils numériques et l’intuition, l’expérience, l’empathie humaine.

Selon vous, quels métiers du secteur médico-social sont les plus concernés par ces évolutions ?

Tous les métiers du médico-social sont touchés, mais ce sont les fonctions de coordination, de soin et de support qui sont les plus concernées. Les directeurs et cadres peuvent s’appuyer sur l’IA pour mieux gérer les plannings, anticiper les absences ou suivre les indicateurs RH en temps réel. Les soignants, quant à eux, peuvent bénéficier de dispositifs intelligents pour le suivi des résidents, la détection des signaux faibles ou encore la simplification des transmissions. Et les fonctions supports — RH, logistique, qualité — peuvent gagner un temps précieux grâce à l’automatisation de tâches répétitives (rapports, protocoles, gestion des dossiers).

Comment les professionnels peuvent-ils s’approprier ces outils sans crainte ?

La clé, c’est l’accompagnement, pas la substitution. Les professionnels n’ont pas à devenir experts en IA, mais ils doivent comprendre ce que ces outils peuvent faire — et ne pas faire. Tout commence par la formation : accessible, concrète, en lien avec leur quotidien. Montrer comment l’IA peut les aider à mieux planifier, alerter, ou alléger leur charge administrative permet de créer une première adhésion. Ensuite, il faut co-construire les usages : impliquer les équipes dans le choix et la mise en place des outils renforce la confiance. On ne leur impose pas une machine : on leur donne une boîte à outils pour mieux faire leur métier.

Enfin, il est essentiel de dédramatiser : l’IA ne décide pas à la place de l’humain, elle éclaire. Et tant que les décisions importantes restent entre les mains des professionnels, il n’y a pas lieu de craindre ces évolutions, mais au contraire de s’en saisir comme d’une chance.

Justement, le Groupe ACPPA a publié une Charte des bonnes pratiques IA en décembre. Quelle valeur voyez-vous dans une telle initiative ?

C’est une initiative essentielle et visionnaire. Dans un contexte où l’IA avance vite, une charte comme celle du Groupe ACPPA permet de poser un cadre clair, éthique et responsable. Elle envoie un message fort : oui à l’innovation, mais pas à n’importe quel prix. Elle protège les résidents, elle rassure les équipes, et elle donne du sens aux choix technologiques. C’est aussi un levier cohérence collective, car tous les établissements partagent la même boussole. Enfin, c’est un outil de confiance — en interne comme en externe. En posant des principes d’usage (transparence, respect des données, complémentarité avec l’humain), elle facilite l’appropriation des outils et montre que le numérique peut être au service de l’éthique, pas en opposition.

Y a-t-il des risques à ne pas encadrer ces technologies ?

Oui, il y a des risques réels à laisser ces technologies se déployer sans cadre. Le premier, c’est la perte de contrôle : quand on ne comprend pas un outil, on en devient dépendant ou on l’utilise mal. Cela peut conduire à des décisions biaisées, à des erreurs, ou à une déshumanisation du soin. Le second risque, c’est l’atteinte à la confiance. Si les équipes ou les familles ont le sentiment que l’IA remplace l’humain, ou que les données ne sont pas bien protégées, cela peut générer de la méfiance, voire du rejet. Enfin, il y a un risque plus profond : celui de passer à côté du vrai potentiel de l’IA. Sans cadre, l’innovation devient gadget. Avec une vision éthique et partagée, elle devient un levier pour transformer positivement le secteur. C’est pour cela qu’encadrer, former et
dialoguer autour de ces outils est non seulement utile… mais vital.

Dans vos échanges avec les équipes ACPPA, qu’est-ce qui vous a le plus touchée ou surprise ?

Ce qui m’a le plus marquée dans mes échanges avec les équipes ACPPA, c’est leur ouverture d’esprit et la qualité des échanges, à la fois lucides, profonds et très concrets. J’ai rencontré des professionnels engagés, avec une véritable envie de comprendre ce que l’IA peut apporter — mais aussi de questionner ses limites, ses impacts, ses usages. Ce ne sont pas des conversations technos : ce sont des réflexions humaines, ancrées dans le quotidien des établissements, dans la volonté de bien faire pour les résidents comme pour les équipes. Ces échanges ont été enrichissants, nourrissants même, car ils montrent que la transformation numérique, quand elle est portée avec cette intelligence collective, devient un espace de progrès, pas de rupture.

Un conseil pour un groupe comme le nôtre, qui souhaite continuer à innover sans perdre son âme ?

Mon conseil serait simple : avancez sans vous trahir. Continuez à innover, mais toujours en partant de vos valeurs fondatrices : l’attention à l’autre, la qualité du lien, la dignité de chaque personne